Dans de précédents articles, j’ai eu l’occasion d’évoquer les travers qui minent, selon moi, le management d’aujourd’hui. Que ce soit la présence obstinée du manager, l’absence de capacité de déléguer, l’emphase portée aux objectifs individuels, ces différents aspects ont tous un point commun : ils se sont forgés sur une croyance similaire et largement développée depuis les années 80 en entreprise, l’idée selon laquelle il n’y a pas de réussite sans contrôle.
Pas de réussite sans objectifs individuels?
Il est souvent admis de penser que pour évaluer la qualité du travail et son efficience, il est nécessaire de porter son attention sur des objectifs fixés à chacun de ses collaborateurs. On insistera d’ailleurs sur le côté « quantifiable » décliné dans la définition d’objectif SMART, et ainsi comparables au groupe ou aux autres collaborateurs.
L’idée est assez simple : un individu correctement formé, possédant les compétences nécessaires à la tenue du poste, avec une rémunération acceptable pour celui-ci aura la capacité d’atteindre une productivité ou une qualité déterminée dans l’accomplissement du travail prescrit. Et comme toute idée simple, elle pourrait être déclinée sous forme d’une équation qu’un enfant saurait déchiffrer aisément.
1 collaborateur travaillant à temps plein (appelons le C) pourra produire X quantité du produit ou service prescrit.
C = X (Produit ou Service) – et de fait – nC = nX (Produit ou Service)
Ça roule bien comme ça
Ainsi va la vie et tels sont déclinés les plannings prévisionnels et les tableaux de bord. Et pourtant, on pourra rapidement se rendre compte des écarts obtenus avec ce mode de planification de l’activité. Car en réalité, le travail, dès lors qu’il est approprié par l’individu et nécessite un investissement cognitif, est soumis à de multiples tiraillements psychologiques, sociologiques ou éthiques.
La solution, toute trouvée, a donc été déclinée en deux moyens qui doivent permettre de corriger et d’infléchir ces perturbations :
– un recrutement porté sur des personnes possédant (ou, la plupart du temps dépassant) les compétences leur permettant d’assurer cette tâche et d’atteindre les objectifs fixés arbitrairement, avec le gain d’un investissement formatif mesuré (nous y reviendrons dans un prochain article),
– un management de l’activité centré autour d’une culture de l’évaluation individuelle et du contrôle, car d’évidence c’est le seul moyen de s’assurer du respect de la formule initialement établie.
Il suffit de contrôler
Pendant toutes ces années, le contrôle est devenu l’alpha et l’oméga du manager. Différentes raisons à cela.
Tout d’abord, le management est une posture basée principalement sur les relations inter-personnelles et sur « l’humain ». Pouvoir objectiver, de la façon la plus cartésienne qu’il soit, les réussites ou les échecs rencontrés dans l’aboutissement des projets et des missions et dans l’atteinte de l’objectif collectif a un côté rassurant.
L’évaluation et le reporting ont fini par prendre une place démesurée dans l’activité du manager, celui-ci s’autorisant ainsi la certitude de l’adéquation entre la quantité de travail fourni par chacun des membres de son équipe et le travail prescrit.
Dans le même temps, la verticalité hiérarchique des organisations ne pouvait que se satisfaire de pouvoir consulter, analyser, consolider ces données et de pouvoir faire remonter cet amalgame de « data » déshumanisées via de splendides PowerPoint bourrés d’informations « objectives ».
Et quand quelque chose tournait moins rond dans l’engrenage, le cheminement vers l’individu qui ne remplissait pas ses objectifs était d’une simplicité déconcertante. Ainsi que la réponse apportée : formation, recadrage, ou toute autre action managériale qui pouvait répondre à « l’anomalie ».
Une logique absurde
A se satisfaire de ces objectifs individuels, on peut arriver, parfois, à des situations relevant de l’absurde. Il est assez courant de favoriser l’évolution de carrière d’un collaborateur qui atteint ou dépasse ses objectifs, alors même que celui-ci est un élément destructeur du collectif. Ces choses simples et pourtant essentielles telles que la capacité de collaborer et de coopérer, la créativité, l’intégration dans l’équipe, sont tout simplement ignorés. La vision du management par objectif individuel est une vision à court terme, de bas niveau. Elle n’a que faire des coûts cachés, de l’humain ou de l’engagement du collectif.
La culture de la réussite individuelle a été dévastatrice à bien des égards : appauvrissement des coopérations, de l’entraide, perte du sens collectif… La valeur du travail « bien fait » a été dévaluée et quand bien même certains ont pu résister à cet état d’esprit qui venait à l’encontre de leur identité professionnelle, au risque de négliger leur évolution de carrière, la machine était lancée à pleine vitesse, écrasant le « travailler ensemble », en favorisant l’émergence du mal-être au travail, de la perte de sens.
Pire encore, alors que les leviers de motivation utilisés pour activer les individus dans ces conditions ne pouvaient être que fondamentalement extrinsèques, puisque des objectifs chiffrés n’apportent que peu de sens au travail, la perte d’engagement s’accompagnait de facto d’une perte de confiance.
La confiance au centre des relations humaines
La confiance est une valeur phare dans les relations humaines, qu’elles soient amicales, sentimentales ou professionnelles. On considérera que la confiance au travail ne peut s’opérer que sous certaines conditions.
Tout d’abord, la confiance n’existe pas dans un modèle de micro-management ou de contrôle. Si l’on parle de confiance à ce niveau, celle-ci ne sera en réalité que contractuelle et vérifiée régulièrement.
Une vraie relation de confiance nécessite, pour le manager, de s’appuyer sur la discussion et l’évaluation collective du travail fourni et des coopérations.
Une nouvelle façon de penser le management
Cela implique de modifier en profondeur la structure même du métier de manager. Ainsi, le manager doit être à l’écoute de ses collaborateurs, mais aussi, au delà, savoir tenir compte de ce qu’il entend afin, par exemple, d’intervenir sur l’organisation du travail en place ou négocier avec ses collaborateurs ou ses supérieurs. En psychologie, on parle « d’écoute risquée », puisque celle-ci peut imposer au manager le coût de la remise en question de ses propres croyances.
Mettre l’accent sur la performance collective, la collaboration et l’écoute, cela signifie également s’affranchir le plus possible de l’évaluation individuelle. C’est peut-être le plus difficile d’ailleurs tant les croyances des managers sont ancrées à ce niveau. Ne plus évaluer l’individu, c’est, en quelque sorte, accepter de perdre le contrôle. En tous les cas, c’est l’illusion que ce changement de posture donne dans les premiers instants.
Et pourtant, ceux qui y auront goûté pourront vous le confirmer, la force d’un collectif coopérant et déterminé est une force qui ne peut pas être comparé à la somme des individus qui le compose. Comme je l’ai déjà évoqué dans plusieurs articles sur l’équipe idéale, le manager n’a jamais autant de prise sur son travail que quand ses collaborateurs soutiennent le projet, qu’il est collectif et qu’il a du sens pour eux. La nature humaine est ainsi faite.
Il important de garder à l’esprit que donner sa confiance, quand elle n’est pas qu’un joli mot, c’est accepter d’être vulnérable, accepter de perdre la maîtrise, accepter aussi d’être déçu, trahi, accepter l’erreur. Donner sa confiance, c’est aussi faire preuve de bienveillance et, le plus important de tout, être en premier lieu convaincu que l’autre, en l’occurrence ses collaborateurs, partagent le même projet de réussite.
Un élément important également est que la confiance doit être réciproque. C’est souvent une difficulté car les collaborateurs ont, eux aussi, été éprouvés par l’organisation du travail telle qu’établie ces dernières décennies. Pour le collaborateur, c’est un pas à franchir; donner sa confiance est un acte fondateur, prendre la confiance de son supérieur en est un autre : le collaborateur accepte la responsabilité que la confiance induit.
Alors où en est-on aujourd’hui?
L’année 2020 aura été marquante en cela qu’elle a creusé de profonds bouleversements dans l’organisation du travail, poussés par la crise sanitaire mais dont les soubresauts remontent à de nombreuses années déjà.
Pour autant, il est crucial d’insister sur le fait que le télétravail, même si il a permis cette libération « anticipée » des collaborateurs, n’est pas l’objet principal du débat. C’est d’ailleurs la plus grande difficulté quand on cherche à capitaliser sur les leçons de la crise. Il y a un vivier énorme d’enseignements mais ceux-ci doivent être examinés sereinement et sans être confondus.
Certes, la confiance est un élément clé du télétravail, et cette notion doit prévaloir dans cette forme d’aménagement de l’activité. Et certes, le télétravail peut être une réponse à la crise de confiance constatée.
Mais c’est l’arbre qui cache la forêt. L’importance de la confiance dans nos relations de travail, et principalement dans la façon qu’a le manager d’interagir avec son équipe est tout autant prévalente lorsque le travail s’effectue dans l’enceinte même de l’entreprise.
Le grand désaccord
On assiste désormais à un clivage assez net au niveau managérial. Beaucoup de managers ont vu l’intérêt de revenir à ces fondamentaux d’un et n’auraient aucune envie de retourner à ce qu’on nommera, dans ce cas avec dédain, « le monde d’avant ». Cela est d’ailleurs sans compter sur ceux qui avaient déjà avancé dans cette voie avant la crise et qui se sont vus confortés dans leurs hypothèses.
De l’autre, d’autres managers craignent une perte de la maîtrise de l’activité, et comme corollaire une perte de la productivité et de la qualité. On ne pourra guère leur reprocher ce point de vue, tant le bon sens du manager, bercé de longue date de ces certitudes, ne se laisse pas contredire si facilement. Même si les études en psychologie du travail, en sociologie, en psychologie de la morale vont dans le sens inverse, le bon sens reste le bon sens, porté par des biais cognitif de croyance (a logique d’un argument est biaisé par la croyance en la vérité ou la fausseté de la conclusion) et de confirmation (a tendance, très commune, à ne rechercher et ne prendre en considération que les informations qui confirment les croyances) qui n’autorisent pas le recul nécessaire à la remise en question.
L’impensable consensus
Des deux côtés, on finira par opposer des points de vue radicalement différents et, la plupart du temps, il sera intéressant de noter que le vocabulaire employé pour défendre sa position s’avérera bien différent lui aussi. D’un côté on mettra en exergue l’engagement, l’autonomie, la collaboration et comme réussite l’aboutissement de projets en coopération, de l’humain en somme. De l’autre on opposera principalement la productivité, les difficultés du prévisionnel, le contrôle incertain. Le langage sera plus porté sur les chiffres.
Il semble certain que beaucoup de managers sont sortis de cette crise en réévaluant leur priorité et sont désormais prêts à faire des choix radicaux pour rééquilibrer leur convictions et leurs missions dans l’espace professionnel.
Voilà donc l’état des choses après les événements de cette année. Qu’en adviendra-t-il par la suite. Si je dois donner mon opinion, il n’y a que peu de chance qu’un retour à ce monde d’avant puisse s’opérer à long terme, même si la réaction immédiate sera probablement de tenter de se réfugier dans cette idée que rien n’a changé.
Mais tout à changé. Fermez les yeux et imaginez l’organisation du travail dans 10 ans. Vous n’y verrez pas de chiffres. Vous y verrez de l’humain.