La résistance au changement est une dimension qui est largement prise en compte dans l’organisation du travail. Tout est voué à évoluer, s’améliorer, pour s’adapter aux évolutions de la société. Dans la bataille de la conduite du changement, le manager se retrouve en première ligne, c’est d’ailleurs une compétence essentielle souvent mise en avant.

Mais qu’est-ce donc que cette résistance au changement? Quels sont les mécanismes qui se mettent en oeuvre lorsque l’organisation du travail évolue? Quel a été l’impact de la crise sanitaire sur cette notion?

La fin de la résistance?

Les mesures mises en oeuvre par les entreprises du fait de la crise actuelle nous permettent de mettre à nu ce phénomène et de remettre en cause ce que nous croyions acquis jusqu’ici.

Car, comme un mauvais rêve, la résistance au changement n’a, en réalité, que la valeur qu’on veut bien lui donner

Il nous est dit que les individus sont naturellement divisés. Certains vont accepter plus facilement le changement que d’autres. Quelques uns d’entre eux lutteront sans relâche pour s’opposer à celui-ci, quitte à mettre en péril leur propre intérêt.

Ce phénomène a pu être démontré lors de changements organisationnels majeurs et se rattache particulièrement à la conscience des individus du travail « bien fait » comme l’avait évoqué Yves Clos dans dans son ouvrage « le travail à coeur » (évoqué dans un précédent article).

C’est admis. Et pourtant.

La cinétique du changement

Et pourtant, la distanciation sociale mise en place pour lutter contre la contamination du COVID-19 a mis à mal cette résistance, autrefois la hantise de beaucoup de managers et le frein perpétuel de l’innovation et de la créativité.

Le changement s’est accéléré. « Accéléré » n’est même pas le terme, les évolutions dans les organisations du travail ont été telles ces deux derniers mois qu’on pourrait même dire que la résistance s’est évaporée comme neige au soleil : adoption de nouveaux outils afin de collaborer, abandon assez marqué de l’usage des mails pour communiquer plus efficacement, adoption de nouvelles méthodes de travail, acceptation de plages de travail morcelées, etc.. Pour les entreprises qui ont réussi la transition vers le nouveau monde, plus rien n’est pareil.

Alors nous a-t-on menti depuis toutes ces années? Tout le monde était-il prêt à sauter dans le train de l’innovation? Sur ce phénomène longuement étudié en psychologie du travail, il est temps d’introduire le véritable moteur de la résistance.

La justice organisationnelle

Elle a été définie par Adams en 1963, en lien avec sa théorie de l’équité. Il a été soutenu que la justice organisationnelle entrait en lien direct avec la résistance des individus (Oreg et Van Dam). La justice organisationnelle s’appuie sur trois dimensions.

La justice distributive, qui est définie par la sensation que chaque individu d’être traité équitablement. Ainsi, si la rémunération, la reconnaissance, les responsabilités données aux individus sont ressenties comme équitables, le sentiment de justice distributive est complet.

La justice procédurale, elle, se manifeste dans la volonté qu’ont les individus d’obtenir de la satisfaction par un sentiment d’équité dans les procédures mises en place. Il est à souligner que, plus les collaborateurs ont du poids dans les décisions prises, plus cette dimension de justice sera ressentie favorablement.

La dernière dimension, la justice interactionnelle, s’appuie sur la qualité ressentie du traitement interpersonnel pendant la mise en place des procédures et décisions. Elle peut être déclinée sous deux aspects interdépendants : la justice informationnelle (qualité et cohérence des informations transmises lors de la prise de décision) et la justice interpersonnelle (le fait de se sentir traité avec respect et d’une façon adaptée).

Et donc, que s’est-il passé?

Prises par l’urgence et la gravité de la situation, la plupart des organisations ont abandonné le formalisme habituel des changements organisationnels et, en cela, elles ont découvert, presque par surprise, qu’à trop se préparer à la résistance au changement, à l’anticiper et à la craindre, on finit par l’ériger en dogme et à la favoriser.

Dans le cas où les salariés traités d’une façon jugée équitable du fait de la situation critique, ont été renvoyés chez eux pour être protégés de la contamination, ils ont vu renaître en eux l’ensemble des dimensions qui composent la justice organisationnelle.

La reconnaissance envers les salariés dans le contexte d’un maintien d’activité en mode dégradé est essentiel, et elle s’est établie de manière naturelle dans beaucoup d’entreprises. Des salariés livrés à eux-même pour « reconstruire » une organisation des activités qui « fonctionnent » (et qui y parviennent), les responsabilités déléguées et la confiance donnée à chacun, rien ne peut mieux mettre en avant ce sentiment de justice distributive. Chacun a pris sa part dans ce nouveau mode de fonctionnement à la place qu’il jugeait juste et équitable.

Du fait de l’impossibilité de contrôle strict induit par la mise en place d’un télétravail de masse avec les « moyens du bord », et d’autant plus qu’il aurait inefficace, du fait des contraintes particulières liées au conteste (présence des conjoints, scolarisation « à la maison » des enfants), la confiance est devenue une valeur phare. Ainsi, en corollaire, la part décisionnelle de chacun a pu prendre une large place et tout le monde a pu s’exprimer librement sur sa vision de l’organisation.

Confiance et délégation ont contribué aussi à trouver les solutions innovantes là où elles se doivent d’émerger : l’innovation doit venir, en grande partie, de ceux qui « savent », de ceux qui « font ». Cette liberté dans la refonte de l’organisation a induit, semble-t-il, un grand sentiment de justice procédurale.

Quant à la justice interactionnelle, comme j’ai pu l’évoquer dans mon précédent article sur la motivation, elle a été le fer de lance des managers et des équipes. La communication s’est élargie, est devenue plus fluide, plus efficace et distribuée.

La dimension interpersonnelle, qui a également un fort impact sur la qualité de vie au travail, s’est révélée bien plus solide qu’auparavant. On peut même dire que le lien entre les personnes est plus sain aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été.

Dans le même temps, la manière d’informer a du être réinventée. Quand les individus sont éloignés les uns des autres, l’information se doit d’être pensée de façon à être distribuée d’une manière efficace et pertinente. Elle doit également être réactive et répondre aux besoins des collaborateurs.

La volonté d’être informé s’est avéré une demande constante et la réponse des managers de confinement a été de communiquer, même les plus petits détails. Tenir au courant. Cette attention portée à « bien communiquer » a eu un impact favorable sur le sentiment de justice informationnelle, sans aucun doute.

Le résultat de tout cela?

Le lien entre la justice organisationnelle et la résistance au changement est une hypothèse qui semble se vérifier. La situation exceptionnelle a modifié la posture du manager. Il n’y a plus guère de place pour le contrôle, les consignes strictes, l’ordonnancement de la production vidé de valeurs humaines.

Désormais, les valeurs fortes, en cette période, sont la confiance, la reconnaissance, la volonté de « bien communiquer », et de veiller au bien être de chacun des membres de son équipe. Tout cela implique l’acceptation d’une certaine perte de contrôle.

Cette perte de contrôle a pu être plus ou moins bien ressentie par chaque manager, le paradigme est tellement à l’opposé des « vieilles » méthodes. Il ne faut pas oublier que la résistance au changement n’est pas uniquement le fait de ceux qui « subissent » le changement, elle est également intrinsèquement liée aux personnes qui le mettent en place. Et pourtant, même à ce niveau, les résistances se sont atténuées.

On pourra constater, là aussi, que les changements dans la façon de manager se sont opérés, avec le même rapport à la justice organisationnelle que pour tout à chacun. Reconnaissance, délégation, prise de décision, communication. L’ensemble des éléments étaient favorables à ce mouvement vers l’avant.

Et pour la suite?

Il ne faudrait pas tomber dans l’utopie ou dans l’optimisme forcené. Les mauvaises habitudes sont dures à perdre et, alors que nous commençons à assister à une stabilisation de la situation et à envisager le déconfinement, les organisations tendent naturellement à retrouver un état « normal » de l’organisation du travail.

Cela a pu être constaté dans certaines entreprises qui, une fois les choses stabilisées, ont marché d’un pied de fer sur ces transformations pour recréer des conditions de travail encore plus difficiles qu’auparavant. Fini les vacances.

Mais le bien est fait, la preuve est là : ces nouveaux modes de fonctionnement sont efficaces et apportent une plus-value supplémentaire au travail réalisé. Ils favorisent la justice organisationnelle et sont le berceau de l’innovation, de la créativité, de l’adaptabilité et du bien-être au travail. Ces nouveaux mécanismes sous-tendent une réduction très notable de la résistance au changement à tous les niveaux.

Ce sera désormais le travail de chacun de capitaliser sur cette période pour avancer vers une nouvelle vision du monde du travail : libéré, concerté, laissant la place à chacun de contribuer, et laissant tomber l’apparence d’un pouvoir hiérarchique afin de retrouver la cohésion et l’esprit d’équipe qui font la réussite et le plaisir au travail.