Le mail, ou courriel selon votre position par rapport à l’usage de la langue, a souvent été perçu comme un objet magique permettant d’assurer une communication fiable entre des interlocuteurs distants. Sa première utilisation remonte aux temps ancestraux de l’ARPANET, l’ancêtre du réseau internet, et fut considéré comme la première « killer app » du réseau. Bien vite, 75% du trafic prenant place sur celui-ci était composé de mails.

Depuis, l’usage de l’email n’est plus limité aux chercheurs du MIT ou aux accros à la liste de diffusion « SF-Lovers » (la plus populaire de l’époque sur ARPANET). Il est devenu commun de consulter sa boîte mail pour solliciter votre assureur, recevoir des newsletter sur le scrapbooking ou avoir des nouvelles de Tata Monique.

A la lecture de ces lignes, si vous êtes manager, vous avez du commencer à avoir des visions d’horreur. Alors pourquoi l’e-mail, cette idée simple et si diaboliquement efficace, est-il devenu un si grand poison en entreprise?

55 ans plus tard

L’email avait initialement comme but premier de relier des personnes qui travaillaient à distance l’une de l’autre en leur permettant d’échanger des messages complexes d’une façon fiable. Pourquoi l’email? Parce qu’au moment de sa création, en 1965, il n’y avait tout simplement aucun autre moyen efficace de le faire.

55 ans ont passé et le monde s’est métamorphosé. Il y a désormais pléthore de moyens de communication remplissant des objectifs similaires ou plus particuliers : SMS, messagerie instantanée, réseaux sociaux publics ou privés.

Et pourtant, l’email reste l’outil privilégié de communiquer en entreprise. Il a enterré le fax, mort bien jeune. Il a étrillé les mémos papier. Il continue à surpasser l’appel téléphonique et s’est attaqué continuellement à réduire le champ même du relationnel.

Et un « cordialement » a remplacé le serrage de main

Diaboliquement efficace donc, l’email s’est déguisé en outil de productivité ultime. En un email, je peux dire « bonjour » à tout le monde sans perdre mon temps à me déplacer et en évitant d’entendre les récits des weekends ou les histoires à n’en plus finir sur les enfants. On est là pour bosser après tout. Et même, je peux en profiter pour attribuer des tâches et prescrire le travail. En un simple mail, mes obligations sont remplies.

Sauf que… tous mes interlocuteurs semblent avoir compris que l’email était magique. Ma boîte mail se remplit chaque minute de ces « bonjour » et de ce travail à faire… Que je transfère… Que je supprime. Pourquoi la journée est-elle passée si vite? Je n’ai même pas eu le temps de faire ces choses urgentes que j’avais pourtant prévues dans mon agenda.

De mes relations avec mes collaborateurs, mes collègues ou mon manager, je ne retiendrai que ces « cordialement » de façade, souvent sans majuscule, pour gagner du temps, ou, cynisme ultime de la chose, abrégé par ces trois lettres : cdt.

On pourra se plaindre tout autant que l’on souhaite de la perte de la richesse de la communication et des interactions en entreprise, chaque email envoyé ne fait que les détruire un peu plus encore.

Les règles de bienséance

Parce qu’un email n’est pas un message comme les autres, il s’accompagne de règles strictes dans sa rédaction. Ne pas les respecter entraîne soit de la colère, soit de l’irritation. Oui parce que chaque email subit une étude préalable de chacun des récepteurs, comme si l’abondance ne suffisait pas.

Tandis que le message devrait être simple, direct et engager à l’action, il se perd dans des palabres de règles de syntaxe. Ces règles sont à privilégier sur le message lui-même, sinon le résultat peut être une dévaluation de l’image de l’expéditeur, estimé peu sérieux ou carrément jugé par contumace comme en violation des règles sociales et communicationnelles. Ce n’est pas rien de juger ainsi quelqu’un qu’on croisera à la cantine le midi.

Ainsi pleuvent les « pour action », « pour réponse », « pour information », les formules de politesses répétées à l’infini, les demandes irréalistes car non concertées, mais respectant à la règle la charte implicite de la rédaction du mail type.

Ainsi se reproduisent les emails adressés à des destinataires multiples, en cc, en cci, transférés, re-transférés, les « réponses à tous » et qui pourtant ne s’adressent en réalité à personne et que chacun effacera après avoir pris le soin de vérifier le respect des règles de bienséance. Tant qu’à souffrir, autant souffrir ensemble, ensevelis.

Information overload

Voilà donc le constat premier de l’excès d’emails en entreprise. Et que pourrait-il arriver si, par hasard, nous ne parvenions pas à nous extraire de la spirale infernale de l’envoi/réception? Voici donc les risques psychosociaux.

N’allons donc pas faire l’étalage d’un raisonnement de manager surmené. Autant appeler des gens sérieux à la rescousse. Prenons donc cet article « Managers swamped by emails: their deployed activity and experiences«  (Lisa Créno et Béatrice Cahour, psychologues ergonomes).

Il y est fait question de la surcharge informationnelle qui est susceptible de générer un brouillard informationnel, de la surcharge communicationnelle contraignant le récepteur à l’interruption constante de ses tâches, pour déboucher sur le débordement cognitif, aussi appelé COS (Cognitive Overflow Syndrome).

Petit extrait :

Plusieurs travaux ont montré les liens existants entre la messagerie électronique et le sentiment d’urgence des opérateurs. Le média accélère en effet les rythmes de travail et exige des temps de réponses toujours plus courts (Taylor, Fieldman, & Altman, 2008). Certains auteurs parlent même d’un « état d’urgence » (Blanc & Ettighoffer, 2002). D’un côté, l’email impose une accélération du temps de réponse et de l’autre, il ralentit l’activité de « vrai » travail telle que l’entend l’opérateur. C’est ce phénomène qui contribue à augmenter le sentiment de stress.

Et oui, contrairement à l’idée reçue, l’email n’est pas un outil de productivité. C’est un outil créant de la souffrance au travail.

Et la magie se transforme en addiction délétère.

Encore une dose

Pourquoi s’acharne-t-on autant à conserver ce modèle de communication en entreprise?

L’email est, en quelque sorte, devenu une norme incontournable et a deux usages détournés qui le rendent particulièrement utiles à certains :

Il permet à quelques uns de se « couvrir », par un bon usage des CC. Et le droit déploie le tapis rouge à cette pratique : le courriel est un élément de preuve particulièrement usité. Ceux d’entre vous qui auront eu à répondre à ce type de message où chaque mot et chaque virgule ont été minutieusement positionnés à la manière d’un orfèvre de la syntaxe sauront la tristesse d’être obligé de répondre à la manière d’un politicien désabusé.

Il est également l’apanage de ceux qui veulent faire l’étalage de leur travail, souvent en minimisant celui des autres. Façon de se montrer et d’exister. Ce type de message est le point culminant de l’absurdité de la présence obstinée. Il ne s’adresse clairement à personne et ne sera lu que de son expéditeur.

Et l’impact écologique?

N’en jetez plus, allez-vous me dire. Et pourtant. Au delà de ces préoccupations de santé mentale, les emails ont également un impact sur le dérèglement climatique.

L’ADEME estimait que l’envoi de 30 mails par jour à différents destinataires pendant un an correspondait à presque 330 kg de CO2, soit plusieurs milliers de km d’essence utilisés en voiture.

A cela, on peut rajouter que l’utilisation de métaux pour le fonctionnement des data center implique que pour 1 Mo en pièce jointe dans un email, l’impact est équivalent à 7,5 grammes de fer. Je vous invite à faire le calcul.

L’usage de l’email en entreprise va-t-il tous nous détruire?

Peut-être pas, mais ce qui est certain, c’est que tant que nous utilisons ce moyen de communication de cette manière et exclusivement celui-ci, il sera impossible d’envisager un meilleur équilibre dans la charge de travail ou une amélioration des relations humaines en entreprise.

Une prise de conscience est nécessaire.

Tout comme un sevrage, je vous invite à vous demander, chaque fois que vous allez appuyer sur « envoyer », si cet email est réellement indispensable.

Ne peut-il pas être remplacé par une vraie communication? Celle qui nous fait nous sentir utiles et importants, pour nos équipes, pour nos collègues et pour nous.