Le précédent article de la série se terminait sur cette scène déconcertante : l’organisation de mon équipe « idéale » mettait en difficulté les autres collaborateurs. Ce constat devient immédiatement une opportunité de pousser plus loin la vision : embrasser le côté disruptif et organiser le travail de l’équipe d’une manière réellement différente.

Le problème

Il s’agit de bien poser le problème. L’activité même de mes experts (la liquidation de dossiers complexes) a un impact sur une autre activité : la relation de service avec les clients d’une façon globale. Cette partie du processus de traitement avait été considérée comme pouvant être assurée par l’ensemble des autres collaborateurs. Cela créait une grande confusion, et la qualité de la réponse fournie était insatisfaisante, générant de fait une charge auto-générée superflue et une image négative auprès des clients. C’était une erreur, mais une de celles qui amène de l’innovation.

En effet, nous avons là une situation insatisfaisante. C’est donc le moment de se poser la question : quelle serait la situation la plus satisfaisante? L’idéal? Evidemment, la réponse est d’une logique absolue : que la relation de service sur ce thème soit assurée par la cellule d’expertise. Ainsi les réponses seraient conformes, les autres employés seraient dégagés de cette charge pesante et, pourquoi pas, nous pourrions en profiter pour proposer une offre de service ambitieuse à ce propos.

L’autre problème

Ces rêveries passées, il est temps de penser au problème qui se pose alors : mon équipe est composée d’experts de la liquidation de dossiers complexes, formés sur ce thème et désormais tous experts. Je n’ai par contre aucune visibilité sur leur volonté d’assurer des activités de relation de service. Dans le projet initial, issue de la concertation avec les collaborateurs, celui qu’ils avaient « acheté » en se proposant d’intégrer la cellule, cette activité était mise à l’écart. Je mets volontairement l’aspect des « compétences », le projet est de s’assurer d’une volonté commune. Le reste suivra.

Le saut de la foi

C’est le moment du « saut de la foi ». J’ai l’intuition que nous allons pouvoir trouver une solution innovante à cette problématique : s’appuyer sur les « soft skills » (ou compétences comportementales, comme vous souhaitez). L’intuition, c’est un vilain mot pour certains, pas pour moi. Il n’y a ni créativité, ni innovation sans intuition. Je décide alors que je n’imposerai rien à mes collaborateurs. Ce sera l’équipe qui va organiser, elle-même, cette prise en charge.

Petit hors-sujet : Je ne louerai jamais assez l’autonomie dont j’ai pu bénéficier dans l’exercice de mon emploi, ni la confiance que me portait ma hiérarchie. Sans ces pré-requis, il est évident que ce qui va suivre n’aurait jamais existé.

Nous voilà donc réunis pour une réunion d’équipe exceptionnelle. J’expose la difficulté qu’est celle du service. Il faut trouver des solutions. L’équipe est d’accord. Je fais le bilan de ces mois passés, de nos réussites et je propose de voir plus grand : répondre aux réclamations dans un délai contraint et avec une réponse parfaitement adaptée en incluant un échange avec les autres services, répondre aux mails dans la journée (ce qui va bien au delà de nos objectifs habituels), un suivi personnalisé pour les clients se manifestant auprès des agents d’accueil avec un appel téléphonique et une réponse sous 72h et la prise en compte de tous les rappels différés du service sur ce thème. C’est le moment décisif, celui qui me montrera si je me suis trompé (auquel cas il va falloir trouver une solution plus conventionnelle, ce qui me décevrait). Je relève les yeux, l’équipe est d’accord.

Oui mais, tout le monde n’aime pas répondre aux mails, tout le monde n’aime pas vraiment la réponse téléphonique, traiter les réclamations est un travail extrêmement fastidieux. Alors je suis honnête. Je leur dis très exactement ça. Puis… je leur demande qui veut prendre en charge chacune de ces activités.

L’équipe prend la main

Et ce que j’espérais arrive. Les mains se lèvent. « Moi je m’occupe des mails » disent deux d’entre eux. Je leur dit que ce sera donc eux, avec la contrainte suivante : je leur laisse la responsabilité d’aller chaque jour vérifier les mails reçus et les traiter. Je ne leur enverrai plus de consignes. Ils s’organiseront comme ils le souhaitent. Rebelote pour les appels aux clients. De même pour les dossiers à reprendre en urgence. Tout se met en place d’une manière parfaite à mes yeux : la responsabilisation des collaborateurs est synonyme d’implication. Ils s’appuient sur leurs compétences comportementales pour atteindre un but collectif. Ils ont compris ce que nous pouvions accomplir ensemble.

Pour remplir ces engagements, il va nous être nécessaire de collaborer radicalement. Un brief hebdomadaire ne suffira pas. Autre contrainte, j’ai également une unité de production à encadrer, la collaboration devra être efficace et horizontale, chacun mettant « la main à la pâte ». Comment s’organiser pour faire collaborer des personnes qui ne travaillent pas physiquement ensemble? Je leur propose de mettre en place un outil de travail collaboratif d’équipe qui n’avait pas encore été déployé dans l’entreprise. Nous serons des cobayes.

Et tant qu’à voir grand, nous parlons de l’objectif final : atteindre un traitement de 95% des dossiers au 30 septembre. Soyons ambitieux, je crois en eux. Désormais, je leur propose d’être détachés exclusivement à cette activité avec un objectif pour l’équipe de réaliser ce challenge au 30 juin, trois mois avant la date butoir. L’équipe est sceptique mais flattée. Moi j’y crois.

Je dois dire qu’une autre de mes activités est de participer activement à l’établissement du plan de production du service. Je sais donc que mes mots ont une lourde signification : 11 ETP en moins pendant trois mois (en tablant sur la réussite du projet). Nous ne sommes, à ce moment, pas dans une situation particulièrement propice à ce genre de détachement, et l’impact en question est important, mais j’estime que le temps perdu maintenant sur cette activité sera compensé par l’avantage de bénéficier de cette force de production à l’issue des congés estivaux.

Accepter l’inconnu ensemble

Je dois vous faire part d’un point qui a son importance : actuellement, la réussite de chaque collaborateur du service est évaluée sur la base de ses ratios de production individuels. Il est important pour chacun de traiter un certain nombre de dossiers pour atteindre l’objectif fixé, identique pour chacun. Ma conviction, forgée par mon expérience en matière d’évaluation de leur activité, est que ce principe est pernicieux. Chacun a alors tout intérêt à traiter le plus de dossiers possibles, et, selon moi, c’est une entrave à l’entraide. De plus, cela a tendance à générer une compétition parfois malsaine voir à développer des conflits et cultiver les frustrations et vexations, d’autant que, comme dit dans un précédent article, chaque humain est différent et amène sa propre vision de l’activité. Egalement, et c’est un point important, cela contribue à déresponsabiliser les collaborateurs puisque leur seul objectif est individuel. Comment évaluer mon équipe dans ce contexte?

Mon pari est donc de sortir de ce schéma : mon équipe n’aura pas d’objectif de production mais des objectifs de résultat collectifs : le respect des engagements pris et les fameux 95% au 30 juin. Des objectifs d’équipe. Des objectifs à réaliser ensemble, forcément ensemble.

J’avoue qu’à ce moment, nous partons dans l’inconnu. Il reste important d’évaluer tout de même le travail individuel mais je souhaite y porter une attention bien moins rigide. Après tout, pourquoi de pas évaluer sur des critères nouveaux : la satisfaction, la qualité de la réponse, le nombre de dossiers traités sans aller-retour…

Inconnu ou pas, la phase 2 est désormais en route. Nous avons désormais une équipe autonome dont je suis le coach, en quelque sorte, et qui est prête à relever collectivement un défi inédit. Seul l’avenir dira si cette intuition était bonne.

L’avenir, je vous l’écrirai dans le troisième chapitre de ce récit : The Team Strikes Back.