En tant que jeune manager, et surtout si l’on vient « du métier », il est fort probable que ses convictions sur la manière de manager se soient forgées sur sa propre expérience. Ainsi, il est souvent d’usage de considérer que le manager est un leader, qu’il doit montrer l’exemple, tout maîtriser, que sa réussite passe par la « montée en charge » des compétences de ses collaborateurs, la levée des résistances (les fameux 10%) et, globalement, par une uniformisation de l’efficience du travail fourni par son équipe.

Quelques années plus tard, la solitude du manager ayant fait son oeuvre, il n’est pas rare de rencontrer des responsables désabusés, lassés par le peu de bienveillance des équipes à leur égard, l’échec de leurs tentatives de remédiations, l’énergie perdue à se battre pour convaincre et fédérer et par l’absence de reconnaissance de sa hiérarchie qui ne « voit pas » la difficulté du métier.

il adviendra, malgré tout, qu’on parle d’entreprise libérée, de coaching, de démarche participative

Le problème est structurel et quasi-schizophrénique : La formation continue des managers les incite toujours à porter la majeure partie de leur attention sur l’évaluation, le reporting, l’uniformisation des pratiques et des process. Ces doctrines se bâtissent sur le malentendu suivant : le Lean nécessite cette uniformisation (nous y reviendrons).

Tantôt il adviendra, malgré tout, qu’on parle d’entreprise libérée, de coaching, de démarche participative, termes souvent décrits comme de jolies utopies, des concepts sympas mais qu’il est difficile de mettre en oeuvre et qui créent un risque fort évident pour le manager : perdre son pouvoir et son autorité sur son équipe. On repassera alors vite à la création d’un tableau de bord sur lequel X pourra être remplacé par Y puisqu’il est bien connu que le travail fourni devra être égal pour tous, le manager étant là pour s’assurer de cela.

chaque humain est différent

En réalité, agir de la sorte est la meilleure façon de se prendre le mur de la réalité en plein visage. Pour autant que le processus de production soit détaillé, cartographié de la manière la plus précise, que la démarche d’amélioration continue soit mise en place, et même si le manager veille à ce qu’aucun grain de sable ne vienne enrayer cette splendide machine conceptuelle, c’est oublier un principe de bon sens : le manager gère de l’humain et chaque humain est différent.

Dans son ouvrage, « le travail à cœur », Yves Clot fait le constat du délabrement des méthodes de management qui ignorent ce principe et de l’impact sur les individus et les entreprises. Selon lui, chaque individu a sa propre vision du travail « bien fait » et celle-ci ne devrait pas être ignorée. Plutôt que de croire perdus ceux qui n’ont pas « l’envie », qui « se la coulent douce » et qui réfutent l’autorité naturelle du manager, il invite à s’attacher à ce qui provoque leur désinvestissement. Parfois, le sabotage est insidieux et pousse les collaborateurs à consciencieusement ignorer les consignes et process puisque la façon de faire n’est pas acceptée. Et c’est là que la souffrance au travail s’exprime de la plus tragique des manières : mal-être, retards, arrêts de travail, harcèlement… puisque le cœur s’oppose à corps et à cris au travail prescrit.

Une autre notion que Clot met en évidence est celle du travail « empêché », ces compétences que l’individu ne pourra pas mettre en oeuvre dans le cadre du travail prescrit et qui pourrait pourtant s’avérer apporter de la plus-value à l’entreprise. Faut-il persister à ignorer ces compétences qui sortent du référentiel d’emploi puisqu’elles ne rentrent pas dans « le cadre »? Quelle incidence a ce travail empêché sur le bien être du salarié?

la déshumanisation est un frein à la productivité

On pourra arguer que l’organisation du travail actuelle ne permet pas de prendre en compte ces aspects et que le Lean et le principe d’amélioration continue doit justement répondre à cette problématique. On réservera bien les miettes de ces idées pour les start-ups et les entreprises « innovantes », elles peuvent se le permettre…

Pourtant, n’est-il pas justement le moment, en tant que manager, de constater que l’organisation du travail telle qu’elle existe dans la plupart des entreprises aujourd’hui est obsolète, que la déshumanisation est un frein à la productivité et que le bien-être de chacun est une des clés de la réussite collective. Il est alors nécessaire de se remettre en question et de s’interroger : les méthodes de management ne doivent pas devenir dogmatiques et s’imposer sans nuances. Est-il possible de réveiller sa conscience de l’importance de chacun et favoriser l’intelligence collective?

Et ensuite, que faire? Ces quelques lignes sont, en quelque sorte, le préambule du prochain article (commencer à penser « autrement » : la remise en question) où nous examinerons un cas de mise en application concret.